Page:Anatole France - La Vie en fleur.djvu/120

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n’avais pas songé qu’il mangeât. Il était pourtant facile de l’imaginer, mais nous ne songeons pas à toutes les fonctions de la vie en voyant toutes sortes de personnes et cette faculté d’abstraction importe grandement à la dignité humaine. Les plats se succédaient lentement. Le bruit des voix égayait la salle. J’entendais mon voisin de gauche Laperlière expliquer à Radel le mécanisme des revolvers et des carabines qu’il avait reçus pour ses étrennes, car ces princes des études étaient héroïques jusque dans leurs jeux. Je distinguais moins bien les paroles de Radel qui traitait de l’équitation et même de la vénerie. Il était pour moi, fils d’un petit médecin de quartier, tout à fait impossible de prendre part à de telles conversations dont au reste j’étais formellement exclu. Mouron, au contraire, me faisait de temps en temps quelques avances discrètes ; mais je les dédaignais avec affectation et je lui montrais la même morgue que Radel et Laperlière me montraient. Observant à la dérobée ce pauvre petit visage doux et fin, je m’entretenais dans la volonté de ne point communiquer avec un être inférieur. Pourtant, je ne sais quoi de mystérieux et de profond, qui