Page:Anatole France - La Vie en fleur.djvu/166

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sans mouvement, sans pensée, dans un chêne, entre les bras durs et glorieux que le géant levait au ciel. Ou bien, m’enfonçant au plus profond du bois, je m’étendais sur la mousse et sommeillais au murmure sonore du feuillage.

Un matin, j’allai à pied à Granville, distante de Saint-Pierre à peine de deux lieues. Sous un ciel tumultueux et bas, dans une odeur de marée, par une brise chargée de sel, je parcourus la promenade où presque un siècle auparavant, jeune et jolie, Madame Laroque avait fleuri comme un pommier. Je contemplai les vieux murs où les chouans avaient enfoncé leurs baïonnettes pour se faire des échelons et monter à l’assaut de la cité[1]. Accoudé au parapet, je regardai longuement les rochers fauves, la plage tachée de varech où la lame déposait une écume dont le vent soulevait les bouillons, l’horizon plus morne et plus désolé que tout ce que le vieil Homère nous conte du rivage des Cimmériens.

Alors, mon cœur, gros de tristesse et d’inquiétude, éclata. Je sanglotai et désirai mourir,

  1. Voir le Petit Pierre, p. 163