Page:Anatole France - La Vie en fleur.djvu/46

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crasseuses sur la table de la cuisine, les consultait comme des oracles, puis les brouillait avec colère. Insensiblement, elle tomba dans un abattement profond. Elle ne regardait plus ses casseroles ; elle oubliait de boire et de manger. Ses mouvements devenaient difficiles et lents, et, si elle brisait encore quelque vaisselle, ce n’était plus, comme autrefois, dans une sorte de fureur sauvage, mais par l’effet d’une langueur qui lui coupait les bras et lui amollissait les doigts. Je ne doutai point que l’amour causât ces douleurs et que Justine eût perdu son amoureux. Et il n’y avait pas à en douter. J’avais vu dans le magasin de madame Letort une gravure représentant « l’Abandonnée », une jeune femme en robe de velours noir, assise sur un banc de pierre, dans une forêt dépouillée par l’automne. Justine, dans la cuisine, immobile sur sa chaise de paille, ressemblait à l’abandonnée, bien que moins jolie de beaucoup. Même expression douloureuse et sombre, mêmes regards perdus dans l’espace, même lassitude des bras tombés inertes sur les genoux. Son état m’inspirait un extrême intérêt. Connaissant la cause de son chagrin, je souhaitais qu’elle me la confiât