Page:Anatole France - La Vie en fleur.djvu/45

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Ainsi ces deux excellents hommes, nés sitôt après l’orage qui bouleversa la société jusque dans ses fondements, disputaient ensemble sans jamais se persuader l’un l’autre et sans s’apercevoir jamais de l’évidente inutilité de leurs paroles. Ils étaient Français et aimaient l’éloquence.

Cependant Justine avait un amoureux et elle l’aimait. Je m’en étais aperçu. À quels signes ? Était-ce à l’impatience anxieuse avec laquelle elle épiait le facteur ? À la joie qui brillait dans ses yeux et embellissait son visage quand elle recevait une lettre, et à sa façon de la glisser dans son corsage ? Au rayonnement de toute sa personne ? À son humeur bizarre et changeante ? Aux brusques éclats de ses joies, au jaillissement soudain de ses larmes très douces ? Je ne saurais le dire. Mais, pour moi, tout en elle trahissait ses sentiments.

Tout à coup son humeur s’assombrit. Elle perdit ses couleurs. Ses yeux se cernèrent de noir. Elle maigrit. On ne pouvait lui arracher une parole. Ses lèvres amincies et serrées semblaient arrêter au passage des plaintes et des reproches. Le soir, elle étalait des cartes