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Page:Anatole France - La Vie littéraire, IV.djvu/196

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LA VIE LITTÉRAIRE.

contra un jour au sortir d’une église. Montufar et la coquine, qui ne le quittait point, étaient entourés d’une foule de personnes qui baisaient leurs vêtements et les suppliaient de ne les point oublier dans leurs prières. Le gentilhomme, ne pouvant souffrir que ces méchantes personnes abusassent de la crédulité de toute une ville, fendit la presse et, donnant un coup de poing à Montufar :

— Malheureux fourbes, lui cria-t-il, ne craignez-vous ni Dieu ni les hommes ?

Je cite ce qui suit textuellement :

Il en voulut dire davantage, mais sa bonne intention à dire la vérité, un peu trop précipitée, n’eut point tout le succès qu’elle méritait. Tout le peuple se jeta sur lui, qu’ils croyaient avoir fait un sacrilège en outrageant ainsi leur saint. Il fut porté par terre, roué de coups, et y aurait perdu la vie, si Montufar, par une présence d’esprit admirable, n’eût pris sa protection, le couvrant de son corps, écartant les plus échauffés à le battre et s’exposant même à leurs coups.

« Mes frères, s’écriait-il de toute sa force, laissez-le en paix pour l’amour du Seigneur ; apaisez-vous, pour l’amour de la sainte Vierge. »

Ce peu de paroles apaisa cette grande tempête, et le peuple fit place à frère Martin qui s’approcha du malheureux gentilhomme, bien aise en son âme de le voir si maltraité, mais faisant paraître sur son visage qu’il en avait un extrême déplaisir ; il le releva de terre où on l’avait jeté, l’embrassa et le baisa, tout plein qu’il était de sang et de boue, et fit une rude réprimande au peuple.

« Je suis le méchant, disait-il à ceux qui le voulurent entendre ; je suis le pécheur, je suis celui qui n’a jamais rien fait d’agréable aux yeux de Dieu. Pensez-vous, continuait-il, parce que vous me voyez vêtu en homme