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Page:Anatole France - La Vie littéraire, IV.djvu/30

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LA VIE LITTÉRAIRE.

Et il est vrai qu’elle ressemblait à une loueuse de chaises. Mais elle pensait fortement et son âme audacieuse s’était affranchie des vaines terreurs qui dominent le commun des hommes

Louise Choquet fut élevée à la campagne. Ses meilleurs moments — elle nous l’a dit — étaient ceux qu’elle passait, assise dans un coin du jardin, à regarder les moucherons, les fourmis et surtout les cloportes. Comme beaucoup d’enfants intelligents, elle eut grand’peine à apprendre à lire. Le catéchisme la rendit à moitié folle d’épouvante. Quand elle fut un peu grande, un bon prêtre se donna beaucoup de peine pour lui expliquer la doctrine chrétienne ; elle suivit cet enseignement avec une extrême attention. Quand il fut terminé, elle avait cessé de croire tout à fait et pour jamais. Orpheline de bonne heure, elle alla vivre à Berlin, chez des hôtes excellents, où elle connut Alexandre de Humboldt, Varnhagen, Jean Müller, Bœkh, des savants, des philosophes. Son esprit était déjà formé et son intelligence armée. Il y avait déjà en elle ce pessimisme profond qui a éclaté depuis.

Là, elle fut aimée d’un doux savant, nommé Ackermann, qui faisait des dictionnaires et rêvait le bonheur de l’humanité. Elle consentit à l’épouser après s’être assurée qu’il pensait comme elle que la vie est mauvaise et que c’est un crime de la donner. Après deux ans d’une union tranquille, Ackermann mourut sur ses livres, et sa veuve se retira à Nice, dans un ancien couvent de dominicains, encore divisé en cellules. Elle y fit