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Page:Anatole France - La Vie littéraire, IV.djvu/39

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NOTRE CŒUR.

certaine manière. Mais, par cet artifice, ils avaient l’air de voyageurs errant sur la pointe d’un cap ou sur la cime d’une montagne, et ils semblaient perpétuellement exposés, comme M. de Chateaubriand, aux orages des passions et aux tempêtes qui emportent les empires. La dignité humaine en était beaucoup relevée. Sous Napoléon m, les allures devinrent plus libres et les physionomies plus vulgaires. Aux jours de sainte Crinoline, les femmes, entraînées dans un tourbillon de plaisirs, allaient de bal en bal et de souper en souper, vivant vite, aimant vite et, comme madame Benoiton, ne restant jamais chez elles. Puis, quand la fête fut finie, la morphine en consola plus d’une des tristesses du déclin. Et peu d’entre elles eurent l’art, l’art exquis de bien vieillir, d’achever de vivre à la façon des dames du temps jadis qui, sages enfin et coquettes encore, abritaient pieusement sous la dentelle les débris de leur beauté, les restes de leur grâce, et de loin souriaient doucement à la jeunesse, dans laquelle elles cherchaient les figures de leurs souvenirs. Vingt ans sont passés sur les beaux jours de madame Benoiton ; de nouveaux sentiments se sont formés dans une chair nouvelle. La génération actuelle a sans doute sa manière à elle de sentir et de comprendre, d’aimer et de vouloir. Elle a sa figure propre, elle a son esprit particulier, qu’il est difficile de reconnaître.

Il faut beaucoup d’observation et une sorte d’instinct pour saisir le caractère de l’époque dans laquelle on vit et pour démêler au milieu de l’infinie complexité des