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NOTRE CŒUR.

homme sans doute, mais poussant assez loin le dilettantisme de la paternité.

Madame de Burne reçoit dans son pavillon de la rue du Général-Foy des musiciens, des romanciers, des peintres, des diplomates, des gens riches, enfin le personnel ordinaire d’un salon à la mode. On sait qu’aujourd’hui les hommes de talent sont fort bien accueillis dans le monde quand ils sont célèbres. À mesure qu’on avance dans la vie, on s’aperçoit que le courage le plus rare est celui de penser. Le monde se croit assez hardi quand il soutient les réputations établies. Madame de Burne a un romancier naturaliste dont les livres se tirent à plusieurs mille et un musicien qui, selon l’usage, a fait jouer un opéra d’abord à Bruxelles, puis à Paris. Il y a cent ans, elle aurait eu un perroquet et un philosophe.

Son salon est très distingué, select, diraient les journaux : madame de Burne qui adore être adorée, a tourné la tête à tous ses intimes. Tous ont eu leur crise. Elle les a tous gardés, sans doute parce qu’elle n’en a préféré aucun. Mais un nouveau venu, M. André Mariolle qui l’aime à son tour, et le lui dit, parvient à lui inspirer l’idée qu’il est peut-être bon d’aimer. Elle se donne à lui sans marchander, généreusement. Elle a de la crânerie, cette petite femme ; mais elle n’est pas faite pour aimer. M. André Mariolle s’aperçoit bien vite qu’elle y met une distraction impardonnable. Il en souffre, car il aime profondément, lui, et il la veut toute. Après un an d’essais, fatigué, irrité, désespéré de la trouver toujours près de lui absente ou fuyante, il rompt, s’échappe et va