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Page:Anatole France - La Vie littéraire, IV.djvu/77

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CÉSAR BORGIA.

César était encore adolescent quand son père, le cardinal Rodriguez Borgia s’éleva par la simonie au siège pontifical. C’était un vieil homme dur et rusé qui gardait pour la luxure et la domination des capacités énormes. Chez lui l’instinct était merveilleux, comme chez les bêtes. Son cynisme était magnifique. Il assit à son côté, dans la chaire de Pierre, cette belle Julie Farnèse que le peuple de Rome appelait, pour égaler le blasphème au scandale, la femme de Jésus-Christ, sposa del Christe. Les gens du peuple disaient encore, en montrant du doigt le frère de Julie, ce Farnèse, qu’Alexandre avait revêtu de la pourpre : « C’est le cardinal della Gonella, le cardinal du cotillon ». Le Romain riait et laissait dire. En ces jours-là, chez les petits comme chez les grands, dans tout le peuple, la chair débridée faisait rage. Ce vieux pontife obèse était grand d’impureté, quand, aux noces de Lucrèce, il versait des dragées dans le corsage des nobles Romaines, ou quand, après souper, assis à côté de sa fille, il faisait danser des courtisanes nues, qu’éclairaient les flambeaux de la table posés à terre. Cependant le Tibre roulait toutes les nuits des cadavres, et il y avait chaque jour quelqu’un dont on apprenait la mort en même temps que la maladie. Le saint-père avait des moyens sûrs de se défaire de ses ennemis. À cela près, bon chrétien, car il n’erra jamais en matière de foi et se montra fort désireux d’accroître le domaine de saint Pierre. Mais, à vrai dire, il n’aima rien tant que ses enfants, les accabla de biens et d’honneurs jusqu’à nommer sa fille Lucrèce garde du