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RÉFLEXIONS À PROPOS DE THERMIDOR

Sardou ait calomnié la Révolution. Ils ne voient pas qu’ils la calomnient bien davantage en se réclamant d’elle pour opprimer l’art et la pensée.

Il est triste, en vérité, qu’en 1891 un Français ne puisse publiquement dire son avis sur la loi des suspects et sur la procédure du tribunal révolutionnaire.

N’est-ce donc pas en vertu du même droit que les uns exaltent Robespierre et que les autres l’attaquent ? N’est-on républicain que si l’on est terroriste ? Le noble Quinet était-il donc un mauvais citoyen quand il ne pardonnait pas une injustice à la Révolution ?

Les hommes de 93 furent dans une situation horrible. L’enthousiasme et l’épouvante, toutes les fureurs, les plus augustes comme les plus hideuses, précipitaient leurs pensées, et chacune de ces pensées était un acte public. Tenons compte que tous les mouvements de leur fièvre se changeaient en lois soudaines, et qu’ils ne pouvaient dire un mot sans porter l’épouvante ou la mort quelque part. Ils furent surpris, lancés, perdus dans une formidable explosion : ils n’étaient que des hommes. C’est là peut-être ce qu’on peut dire.

Mais il faut savoir tout entendre, souffrir la contradiction, ne terroriser ni l’art ni la pensée, laisser les amateurs de théâtre goûter en paix les spectacles qui leur plaisent le mieux, ne point imposer à l’histoire, qui est incertaine et douteuse de sa nature, l’esprit de parti et les opinions des sectaires, et se résigner enfin à ce que la Révolution, dont on n’a pu constituer la légende divine, soit discutée comme un événement immense pour le monde entier, mais humain et naturel.

1er février 1891.