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L’ÉVOLUTION LITTÉRAIRE

morales. Il a tenu sous notre propre dictée le registre de nos faiblesses. Qu’ensuite il se moque de nous, qu’il déclare, avec une étonnante liberté, que la plupart de ceux qu’il questionna « se révélèrent inaptes aux abstractions, au développement ou même au simple langage des idées », qu’il attribue à la haine et à l’envie des opinions qu’il avait soigneusement recueillies et publiées, qu’ayant marqué son peu d’estime pour plusieurs qui se confièrent à lui il ajoute qu’après tout la vie est dure et que c’est une excuse, ce sont sans doute des façons inattendues et plus d’indépendance qu’on n’eût voulu. L’ironie pourra sembler mal placée et quelque peu impertinente. On ne pensait point que le châtiment vînt si vite, ni de ce côté.

Mais il n’importe guère. Le malheur, c’est que, poètes et romanciers, nous ayons, à la faveur de l’interview, manqué parfois de philosophie et de charité. Peut-être, à mon insu, en ai-je manqué comme d’autres. Je suis prêt à m’en accuser. Je n’ai point péché par malice, et c’est sans méchanceté que, paissant sur le pré de quelques moines de lettres, j’ai tondu de ce pré la largeur de ma langue. J’ai été amené, dans cette malencontreuse enquête, à confier à M. Jules Huret (qui d’ailleurs a fidèlement transcrit mes paroles) que M. José-Maria de Heredia avait, sur la forme du vers français, des idées qui ne se conciliaient pas avec la loi qui veut que toute forme change incessamment.

La matière demeure et la forme se perd,


a dit le vieux Ronsard. J’ai cru et je crois encore que les formes d’art sont mouvantes et, comme dirai ! un métaphysicien, dans un perpétuel devenir.