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L’ÉVOLUTION LITTÉRAIRE

dis et dans tout ce que je ne dis pas. Je ne m’abaisserai pas à me défendre contre de telles attaques. Il en est qui croient que si je ne les loue pas, eux et leurs amis, c’est malice pure. Et je conviens que mon silence doit leur paraître étrange. Mais pourquoi l’imputent-ils à ma méchanceté, quand ils peuvent croire tout aussi bien que c’est le fait de mon ignorance ? On ne peut pas tout lire. Je ne me flatte pas de tout comprendre. Ils m’en flattent encore moins. Pourquoi ne m’accordent-ils pas le bénéfice de mon insuffisance ? L’un d’eux, M. de Gourmont, me considère comme l’esprit le plus médiocre et le plus capable d’errer, et il est surpris que je ne l’admire pas ! Il n’est pas logique. Au reste, il se trompe : je lui trouve beaucoup de talent. Il se trompe encore quand il dit que je suis normalien. Je ne tiens en rien à l’Université et j’ai fait de très mauvaises études au collège Stanislas, qui était alors champêtre et plein de fantaisie. Il s’est bien corrompu depuis : on y travaille. De mon temps, on n’y faisait pas grand’chose et l’on ne m’y a point trop gâté Homère et Virgile. Comment M. de Gourmont, qui ne sait pas même de moi ce qu’en dit le Vapereau (je ne le lui reproche pas), peut-il prétendre connaître les secrets de mon âme et les desseins obscurs de mon esprit ?

Ses traits ne m’ont pas fait de blessure et, si je suis sensible, ce n’est point à l’endroit de la littérature. Pour m’inquiéter de l’opinion, j’en sais trop bien les incertitudes. À quoi bon nous tourmenter ? Quel mal dira-t-on de nous qu’on n’ait pas dit de Shakespeare ? Quel bien dira-t-on de nous qu’on n’ait pas dit de M. Ohnet ? Et puis, la vie est courte ; chaque jour nous arrache quelques lam-