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LA VIE LITTÉRAIRE

Le monde y est vu entre les quatre murs d’un cabinet de travail.

Oh ! si l’intelligence suffisait à la connaissance des hommes, avec quelle agilité M. Jules Renard sonderait les reins et les cœurs ! Mais il faut un instinct pour sentir la vie, et ce ne sont pas toujours les plus intelligents qui sont doués de cet instinct-là. Il y a une réunion publique dans le livre de M. Georges Renard. Le morceau est traité, comme les autres, avec beaucoup de sens et de raison, mais sans relief et sans mouvement. Comme j’aime mieux la Salle Graffard, de Jean Béraud, où l’on voit fumer les cerveaux avec les pipes et les lampes[1]. La scène sans doute tourne au comique. Mais combien ce comique est profond, est vrai ! Combien il est mélancolique ! Il y a dans cet étonnant tableau une figure qui me fait mieux comprendre à elle seule l’ouvrier socialiste que vingt volumes d’histoire et de doctrine, celle de ce petit homme chauve tout en crâne, sans épaules, qui siège au bureau dans son cache-nez, un ouvrier d’art sans doute, et un homme à idées, maladif et sans instincts, l’ascète du prolétariat, le saint de l’atelier, chaste et fanatique comme les saints de l’Église, aux premiers âges. Certes, celui-là est un apôtre et l’on sent à le voir qu’une religion nouvelle est née dans le peuple.

C’est un personnage de cette tournure et de ce caractère que j’aurais voulu voir dans le roman de M. Georges Renard, et je n’y trouve qu’un vieux communard très brave homme, plus remarquable

  1. La salle Graffard, qui existait dès 1856, était située à Paris, 138 boulevard de Ménilmontant. Elle est aujourd’hui transformée en salle de cinéma. La peinture de Jean Béraud date de 1884. (Note de l’éditeur.)