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LE MISSEL DES FEMMES

des Origines du Christianisme a travaillé sans relâche et le charme de son œuvre en peut seul cacher l’étendue. Mais ce labeur assidu, d’autres s’y sont livrés. D’autres ont, comme lui, consumé leur vie dans l’étude. M. Littré avait placé sa table près de son lit, et il se féhcitait de ce petit arrangement qui lui évitait toute perte de temps quand il se couchait. M. Alfred Maury, qui vient de mourir, ne vivait que pour satisfaire l’insatiable curiosité de son esprit. Une dame écrivait de Gibbon : « Il est allé lire en Suisse. » Ce qu’il y a de particulier dans la vie de M. Renan, ce que j’y voudrais montrer, ce n’est pas le labeur, c’est ce que j’appellerais la vocation et une sorte de discipline morale qu’il prit aux religieux et qu’il transporta dans la science. La règle première de ce régime est de se garder de ce que l’Église appelle les amitiés particulières. C’est la condition essentielle du sacerdoce et de l’apostolat : n’être à personne pour être à tous. M. Renan s’appliqua tout particulièrement à observer cette règle. Et il a révélé ses efforts vers le genre de perfection dans un de ces examens publics de conscience où il se plaît. Voici ses propres paroles, qui ont été mal comprises :

Je me dis quelquefois, selon les idées de mes anciens maîtres, que l’amitié est un larcin fait à la société humaine et que, dans un monde supérieur, l’amitié disparaîtrait. Quelquefois même je suis blessé, au nom de la bienveillance générale, de voir l’attachement particulier qui lie deux personnes ; je suis tenté de m’écarter d’elles comme de juges faussés qui n’ont plus leur impartialité ni leur liberté. Cette société à deux me fait l’effet d’une coterie qui rétrécit l’esprit, nuit à la largeur d’appréciation et constitue la plus lourde chaîne pour l’indépendance