Page:Anatole France - La Vie littéraire, V.djvu/158

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
146
LA VIE LITTÉRAIRE

refusa. Il mit dans son refus toute la bonne humeur imaginable. Il sourit, mais il refusa.

« Les savants, dit-il, lisent quelquefois des inscriptions ; ils n’en font jamais. »

Il n’avait pas voulu tremper dans une fraude archéologique, la plus innocente du monde et qui ne tromperait personne. Son esprit ne concevait pas qu’on pût être faussaire même par fantaisie d’art et pour amuser les badauds. On voit que le Corpus inscriptionum semiticarum est en bonnes mains. J’ai rapporté cette anecdote, insignifiante en elle-même, parce que, pour quiconque connaît M. Renan, elle est un trait de caractère. Je ne crains pas de dire que, de sa part, la haine du mensonge va jusqu’à une certaine malveillance à l’endroit de la littérature. Il la juge trop amie de la fiction pour une personne honnête. Il blâme les artifices de l’esprit littéraire et le goût de l’arrangement. Il craint jusqu’au prestige d’un beau style, et c’est malgré lui qu’il est un grand écrivain. Au reste ce n’est pas là une singularité. Ceux-là seuls écrivent bien qui ne songent pas à bien écrire. L’ordre de la pensée fait tout le style ; le reste n’est que manie, grimace et caprice.

Et faites attention que M. Renan est un croyant dans l’ordre de la science et de la philosophie, et qu’il s’est voué à l’étude, non pas seulement avec l’ardeur d’un curieux, mais bien avec le dévouement que la foi seule inspire. Depuis les nuits déjà lointaines où sa lampe brûlait le matin encore dans une mansarde du quartier des Écoles, jusqu’aux jours présents, qu’il passe entre sa table et l’échelle de sa bibliothèque, dans ce cabinet du Collège de France dont son fils Ary a fait une peinture exacte et belle, l’auteur