Page:Anatole France - La Vie littéraire, V.djvu/185

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
173
LA VIE LITTÉRAIRE EN 1846

à son ami Richard Lesclide (qui vient de mourir) montrent sa peine et son courage.

Il écrivait, au mois de janvier 1847 :

Une fièvre de rhume me laisse à peine le loisir de travailler…

… Mon tailleur me pourchasse. Ma propriétaire me laisse manquer de bois et de tisane. Je tousse comme un bœuf et la tête me bourdonne. Hier, à l’Artiste, je me suis trouvé mal.

Tu sais que je n’ai aucune inquiétude sur mon avenir, mais le présent m’ennuie et me tracasse ; je veux en sortir. Je commence à me lier beaucoup trop intimement avec ma tante, qui demeure — ce qui la relève à mes yeux — dans la maison où Molière est mort…

Diable ! le moment est critique, et j’ai besoin d’autre chose que de la fumée de la réputation, — je dis cela à cause de ma signature dans l’Artiste, qui commence à faire son petit effet.

Pourtant, sybarite et coquet, il faisait en ces temps difficiles une part à la sensualité : il avait acheté un savon rose et un lorgnon attaché par un ruban bleu de ciel. On eut bien raison de le surnommer, d’après le titre d’un de ses livres, M. de Cupidon. Cependant il se faisait connaître et il frayait avec des hommes de talent :

Jeudi 24 décembre (1846).

Je vais à l’Artiste. Arsène Houssaye, Champfleury, Gérard de Nerval et Théophile Gautier s’y trouvent réunis. Champfleury me remercie d’un éloge que j’ai fait de lui dans le Monde parisien. Mais je suis particulièrement charmé de voir l’auteur des Jeunes Francs content. C’est physiquement et moralement tout à fait l’homme de ses ouvrages : un beau garçon grand, brun, trente ans, aux longs cheveux, vêtu de noir et boutonné, en gants jaunes. Il cause avec moi de Ponsard, qu’il traite de vidangeur ; il raille les bourgeois ; du reste, très bon enfant, décoré, et traitant les ministres de canailles.