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LA VIE LITTÉRAIRE

de boue Baudelaire pensa à Andromaque. Monselet pensait y mourir de faim. Il était venu riche de jeunesse, de gaieté et d’espérance, sans un sou vaillant. Il s’était présenté dans les bureaux de l’Époque et de l’Artiste ; M. Arsène Houssaye lui avait fait bon accueil. Mais, en la seizième année du règne de Louis-Philippe Ier, les journaux ne donnaient pas beaucoup d’argent à leurs rédacteurs et il fallait être un grand homme pour être payé trois sous la ligne. Le jeune Monselet entendit avec inquiétude M. Arsène Houssaye lui confier qu’Esquiros et Gérard de Nerval, dans toute leur gloire, gagnaient à peine dix-huit cents francs par an. Monselet plaçait çà et là une nouvelle, une chronique ou une pièce de vers. Hélas ! Ce n’était pas assez pour dîner tous les jours.

L’épicurien qui prétendit plus tard continuer Brillat-Savarin et Grimod de la Reynière et qui rédigea l’Almanaçh des Gourmands dut plus d’une fois se coucher sans souper. Il porta sa montre et ses habits au Mont-de-Piété, dans le bureau de la rue Richelieu. Ce bureau était établi dans la maison où mourut Molière. On le croyait du moins alors et Monselet montait avec moins de tristesse un escalier si illustre.

Depuis lors, on a reconnu que Molière est mort dans une autre maison. Cette vérité a coûté cinq cents pages in-8o d’un texte très compact à Auguste Vitu, qui l’a établie. On frémit quand on pense qu’elle sera peut-être détruite par cinq cents autres pages d’un texte encore plus compact. Monselet eut l’illusion en portant son habit chez ma tante de gravir les degrés honorés par les pas de Molière. Il était très malheureux, et les lettres qu’il écrivait