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LA VIE LITTÉRAIRE EN 1846

dangereux, ce qu’assurément il ne méritait pas. Il faudrait dire comment ce gentil esprit, dont la malice était toujours inoffensive, eut le malheur de fâcher deux auteurs dramatiques, Émile Augier et Théodore Barrière, avec qui il se battit au pistolet et à l’épée. Mais il me semble bien que le Temps a déjà dit tout cela jadis dans un article très complet. Si je tentais une étude d’ensemble sur M. de Cupidon, certain endroit passerait ma compétence. Je ne saurais décider s’il était aussi bon cuisinier qu’il se vantait de l’être. Je vois bien qu’il était cuisinier lyrique. « C’est un pot-au-feu avec des ailes », a dit de lui Octave Feuillet. Mais on a douté de sa science culinaire, et Chavette se vantait de lui avoir fait manger du vermicelle et de la tête de veau pour du potage aux nids d’hirondelle et de la soupe à la tortue. C’est un point obscur, et peut-être faut-il, pour l’éclaircir, disserter aussi longuement que sur la maison mortuaire de Molière. Je vous dirai seulement qu’un grand chef, que j’ai eu l’honneur de connaître, Vuillemot, de la Tête-Noire, n’estimait comme cuisiniers ni Alexandre Dumas père, ni Charles Monselet.

— C’est si difficile, la cuisine ! ajoutait-il en levant au ciel des yeux brouillés et larmoyants, cuits dans le vin au feu de ses casseroles.

Mais, si Monselet est un gourmand contestable, s’il n’inventa point, comme Brillat-Savarin, son maître, une omelette nouvelle, je le tiens pour un digne et honnête bibliophile, et c’est assez qu’il ait aimé les livres pour que sa mémoire me soit chère et douce. Nous nous sommes rencontrés sur la boîte à deux sous. Ce sont là des souvenirs qui ne s’oublient pas. Il se consolait de ses peines en bouquinant sur