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LA VIE LITTÉRAIRE

croyait sauver sa vie en jetant l’insulte aux hommes qu’il avait servis. On suspecte justement un tel témoin. Pourtant Vilate, qui avait approché le dictateur, faisait un tableau véritable quand il montrait le Christ de la Terreur entouré de saintes femmes. Il avait vu, dans le corridor noir du petit hôtel où se tenait le Comité de salut public, des fillettes prendre des paquets et des lettres pour madame de Chalabre, femme de l’entrepreneur des jeux, et grande dévote du sauveur futur. Il avait vu cette vieille dame joindre les mains et soupirer avec ferveur : « Oui, Robespierre, tu es Dieu ! »

Lorsque à la Convention Robespierre prononça un discours en réponse aux accusations de Louvet, les tribunes étaient remplies d’une foule de femmes extasiées. À l’issue de la séance, Rabaut Saint-Étienne, assis dans le café Debelle, dit assez haut :

— Quel homme, que ce Robespierre, avec toutes ses femmes ! C’est un prêtre qui veut devenir un dieu.

On n’est pas Dieu sur la terre sans attirer à soi une foule d’adorantes. Vilate avait raison : Robespierre eut ses saintes. Une vieille prophétesse, Catherine Théot, l’annonça comme un nouveau messie et comme le vrai sauveur du monde. Par cette prophétie, rendue dans des circonstances qui demeurent encore confuses, elle ne contribua pas peu à la perte, il faudrait dire à la passion de celui qui était pour elle le second Christ. C’est cet épisode que je voudrais rappeler en peu de mots avant d’aborder l’étude du livre si intéressant, si nourri, si plein d’enseignements utiles que M. F.-A. Aulard vient de consacrer au culte de la Raison et à la fête de l’Être suprême. Je ne m’exagère pas l’importance d’un épisode que M. Aulard a pu passer sous silence sans