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MARCEL SCHWOB

les bouffons étaient tristes sous leur masque joyeux, que les prêtres avaient des faces joviales sous leur grave apparence et que le satin doux et riant cachait sur le visage des femmes les rides de la peau et les angles durs des têtes osseuses. C’est pourquoi le roi s’enfuit épouvanté dans la campagne. Il rencontra une jeune fille d’une beauté aussi pure et fraîche que la prairie où elle filait le fil de sa quenouille. Il lui parla tendrement ; elle répondit avec douceur. Mais quand il eut ôté son masque, elle poussa un cri d’horreur et s’enfuit épouvantée. Et le roi, mirant dans une fontaine son visage nu, vit « une face blanchâtre, tuméfiée, couverte d’écaillés, avec la peau soulevée par de hideux gonflements. »

Issu d’une dynastie lépreuse et défiguré, comme ses aïeux, par le mal héréditaire, il comprit aussitôt la raison de cet usage royal qui avait pris avec le temps l’auguste obscurité des coutumes sacrées. Plein d’horreur et craignant de se revoir, il se creva les yeux avec les crochets de son masque. Et comme il errait sur les chemins dans la nuit qu’il s’était faite, il entendit le son d’une clochette, qu’il crut pendue au cou des moutons, et une voix pure qui lui donna l’idée d’un pur visage de vierge. Mais c’était la voix d’une lépreuse qui, agitant sa clochette, s’en allait dans la cité des Misérables. Cependant, il n’approchait pas ses lèvres des joues de la jeune fille, de peur de les souiller. Car il se croyait encore lépreux, ne sachant pas que le sang de ses yeux, répandu sur sa face, l’avait purifiée. Ainsi, il se trompait deux fois. Mais il eut à ce prix l’illusion de la beauté.

Heureux qui jeune encor s’est crevé les deux yeux,
Afin d’avoir toujours à désirer les cieux !