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LA VIE LITTÉRAIRE

mètres, où la quantité syllabique n’est point observée, sans doute parce que le poète parlait à des oreilles qui n’étaient point sensibles aux délicatesses un peu artificielles de la poésie virgilienne. M. Gaston Boissier avait écrit, dans son livre de la Fin du paganisme, quelques pages excellentes sur ce poète qui méprisait les modèles classiques, par rudesse ou plutôt par l’instinct de ce qui convenait au peuple. M. de Gourmont nous met sous les yeux quelques vers de Commodien, qui roulent comme des éclats de tonnerre. À juger par ces fragments, le prêtre de Gaza avait l’imagination sombre et forte. Il pariait à des hommes ignorants et simples. De son temps, le christianisme était encore enfermé dans les classes pauvres et laborieuses. Mais plus tard, quand il parvint à l’empire, quand il monta sur le pavé d’or des basiliques, il eut des poètes lettrés et savants. Et comme les écoles, après le triomphe de la religion galiléenne, étaient restées, peu s’en faut, païennes, Jésus fut chanté sur un mode classique par un Ausone, et par ce Prudence, qui était si bon Romain qu’il loua Julien l’Apostat de n’avoir pas du moins trahi la patrie. M. de Gourmont, assez dur d’ordinaire pour les chrétiens néo-classiques, accorde pourtant une vive admiration à Prudence, qui la mérite, en effet, par l’abondance fleurie de son imagination. Le Salvete lui est très généralement attribué. Pourtant, cet hymne ne se trouve pas dans une vieille édition que j’ai sous les yeux. Et je fais réflexion qu’on n’y trouve rien non plus dans le même rythme. Cela me donne des doutes ; mais enlever à Prudence le Salvete, ce serait lui retirer son plus pur joyau, sa perle la plus précieuse. Est-il image plus charmante que celle des saints innocents, tendre troupeau