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FORAIN

au théâtre, au cercle, chez les filles, chez eux, et il est leur peintre. C’est dans ses albums que nos hommes d’argent vivront pour la postérité, avec leurs filles de théâtre et leurs filles de la rue. Il les représente, l’œil inquiet et la bouche insolente, gras, appesantis sur le bureau où ils ont remué les chiffres énormes sur le papier, bassement hautains, grossièrement avides de paraître et de jouir, et toujours soucieux.

Oh ! non, ils ne sont pas tranquilles. Ils savent trop bien que les affaires véreuses ont l’inconvénient de n’être pas sûres et qu’après avoir roulé autrui on peut être roulé soi-même. C’est ce qui advint à l’un d’eux. Forain nous le représente effondré sur sa table. Sa femme lui dit :

Tu savais pourtant bien que c’était une canaille !

Et il répond ingénument :

C’est vrai, mais je m’croyais d’force.

Forain est incomparable quand il exprime d’un trait brusque l’effronterie basse de l’homme d’argent, le faste brutal du parvenu. Voyez, par exemple, cette scène de la comédie parisienne :

Au club. Un jeune homme chic, la main sur sa cravate :

Oui… c’est une épingle assez rare, en lapis ; ç’a été trouvé dans les fouilles de…

Le baron X… l’interrompant :

Je sais, je sais, j’ai une cheminée comme ça !

Forain est un grand satirique quand il nous montre les gens du monde chez les filles, où ils sont trompés, bafoués et humiliés de toutes les manières.

L’un d’eux, accablé par la trahison de sa maîtresse, demande instamment :

Voyons, Nini, pourquoi me trompais-tu ?

Est-ce que je sais, moi !… C’était pour rester avec toi.