Page:Anatole France - La Vie littéraire, V.djvu/307

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
295
JOSÉ-MARIA DE HEREDIA

je crains que mon chef-d’œuvre imaginaire ne soit point parfait et qu’il n’y manque une figure, celle du syllogisme. Ce serait une troisième demoiselle, plus noble que les deux autres et vêtue d’une robe de brocart d’or. Des fleurs naîtraient à ses pieds, rouges et bleues, dans l’herbe trop verte, et, par l’autorité de son geste didactique, elle ferait paraître qu’elle est la vraie inspiratrice du sonnet. Il n’y a qu’à Ure les sonnets de la Vita nuova et les subtils commentaires par lesquels le poète en expose les mérites pour se persuader que le sonnet primitif fut essentiellement un galant syllogisme et une manière de tourner à la louange des dames les plus beaux arguments de la théologie et de la jurisprudence.

Mais vous m’entendez bien, le poète en chaperon rouge et en longue robe noire, entouré des trois pucelles allégoriques, ce serait Dante ou encore Pétrarque. Ce ne serait ni Ronsard, ni Shakespeare, ni M. José-Maria de Heredia.

Aux mains fleuries des poètes de la Renaissance le sonnet, l’amoureux sonnet, laissa les subtilités scolastiques pour s’orner d’entrelacs et de guirlandes dans le style de Philibert Delorme et de Boccador. Un peu plus tard, il se fit Espagnol et capitan. Au dix-septième siècle il devint ou spirituel (c’est-à-dire religieux), ou galant, et ce fut l’âge des sonnets pénitents et des belles matineuses. Ce jeu lassa comme tous les jeux, et la forme poétique dans laquelle avaient été chantées tour à tour Béatrice et Laure, et la Marie et la Cassandre de Ronsard, tomba dans l’oubli. C’était une merveille abandonnée, comme les sculptures de Notre-Dame de Brou. Les romantiques étaient pieux ; ils avaient le respect du passé