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Page:Anatole France - La Vie littéraire, V.djvu/312

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LA VIE LITTÉRAIRE

Dans les coussins épais, sur la pourpre des lits,
Sans bruit, parfois un corps de marbre rose ou d’ambre
Ou se soulève à peine ou s’allonge ou se cambre.
Le lin voluptueux dessine de longs plis.

Une femme d’Asie, au milieu de l’étuve,
Sentant sur sa chair nue errer l’ardent effluve.
Tord ses bras énervés dans un ennui serein.

Et le pâle troupeau des filles d’Ausonie
S’enivre de la riche et sauvage harmonie
Des noirs cheveux roulant sur un torse d’airain.

Si ron recherchait dans la vie de M. de Heredia le secret de sa pensée on trouverait sans doute que, nourri à Cuba parmi les plus larges fleurs et les plus beaux fruits du monde, il y prit insensiblement cette sensualité sans trouble et cette ingénuité fastueuse, qui font son génie. On trouverait encore qu’il doit à son origine espagnole cet air de grandeur et cette magnificence de geste que nous admirons dans ses vers, ce pouvoir, incompréhensible pour moi, d’être toujours content sans jamais rire.

On y trouverait enfin que tous ces hidalgos qu’il a peints avec un éclat si solide sont ses ancêtres et que ce n’est pas par hasard que son chef-d’œuvre immortel est le huitain des conquérante dont je donne la première pièce, bien qu’elle soit illustre et déjà établie dans les anthologies :

LES CONQUÉRANTS
Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal.
Fatigués de porter leurs misères hautaines.
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines.
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental.