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LA VIE LITTÉRAIRE

En ce temps-là, nous avions, au quartier Latin, un sentiment passionné des forces naturelles ; et les livres de Taine avaient beaucoup contribué à nous mettre dans cet état d’âme. Sa théorie des milieux nous émerveillait. Pour ma part, je la croyais très bonne ; en quoi je ne me trompais point. Mais je ne savais pas alors que toutes les théories bien faites sont également bonnes, en ce sens que ce sont des étagères indispensables pour ranger les faits dans des compartiments. Mais, aux environs de ma vingtième année, je ne l’entendais pas de la sorte, et l’on m’aurait fâché en me disant que le système de M. Taine était, comme tous les systèmes, un meuble à tablettes. C’était pourtant cela. Toute la bibliothèque littéraire des Anglais s’y casait à merveille. Il avait été fait sur mesure par un excellent ouvrier. Mon admiration n’a pas diminué, et je goûte, comme au premier jour, ce chef-d’œuvre d’art intellectuel. Comme à vingt ans, je tiens le système pour vrai, puisqu’il est logique. Une vérité philosophique ressemble à ces degrés de longitude et de latitude qui sont marqués sur les cartes. Ces cercles font connaître avec précision la position de tous les points du globe. À six ans, quand je vis une mappemonde pour la première fois, je crus que les lignes qui y étaient tracées correspondaient à une réalité tangible. Je les cherchais dans mes promenades aux Tuileries ; je ne les trouvai point. Ce fut, dans l’ordre scientifique, ma première déception. L’idée que la théorie des milieux pouvait n’être pas absolument vraie fut la seconde ou la troisième.

L’action de M. Taine, vers ce temps-là, fut très forte sur la littérature et sur l’art. Il exerça, notamment, une influence réelle sur M. Émile Zola. Cet