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LA VIE LITTÉRAIRE

apparences. M. Jean Lahor croit que tout est mirage et que nous ne savons rien de la vérité des choses. C’est ce qui l’afflige et le tourmente.

Mais son caractère est de garder la sérénité dans l’inquiétude ; sur ses lèvres, l’expression même du désespoir est noblement placide. On ne rencontrera jamais un pessimiste moins désenchanté. C’est Hamlet dans les jardins d’Armide. Il tresse des roses pour amuser l’ennui et l’horreur de la vie. Il se plaît infiniment aux formes belles et riches, aux lumières ardentes. Il fut l’ami de Henri Regnault, dont il a écrit la vie si courte. Je retrouve dans quelques-uns des poèmes orientaux de l’Illusion, les vives couleurs dont brillaient les aquarelles du jeune peintre. C’est un philosophe coloriste. Et peut-être est-il par là unique de son espèce.

J’ai dit qu’il était pessimiste ; il l’est avec magnificence et je le vois comme un ascète hindou en manteau vénitien. Plusieurs fois, en ces entretiens de chaque semaine, j’ai eu l’occasion de marquer l’influence de Darwin sur les esprits qui naissaient à la pensée dans les dernières années de l’Empire. Cette action du grand naturaliste anglais est sensible dans l’œuvre de M. Jean Lahor, qui est transformiste, comme on dit qu’André Chénier était athée : avec délices. De toutes les idées philosophiques dont il s’est inspiré, l’idée de la métamorphose incessante des formes de la vie est peut-être celle dont il s’est le mieux pénétré, celle dont il a tiré les images les plus heureuses, les sentiments les plus forts, les émotions les plus intimes. Je ne crois pas me tromper en signalant comme un chef-d’œuvre le poème darwinien des Réminiscences que je tire de la partie de l’Illlusion intitulée Heures sombres.