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LA VIE LITTÉRAIRE

Darwin n’a-t-il pas allumé dans l’âme de ce poète une étincelle de cet enthousiasme grave dont Épicure avait enflammé Lucrèce ?

Mais l’imagination de M. Jean Lahor s’est nourrie à des sources plus profondes. Elle est toute pénétrée de la poésie et de la philosophie de l’Inde et je n’avais pas tort de dire tout à l’heure que le poète est un ascète des bords du Gange. L’Inde du Bouddha est la vraie patrie de son âme ; c’est là qu’elle puisa par toutes ses racines ce tranquille et doux pessimisme que rien, dans une telle âme, ne peut envenimer ni guérir.

L’ingénieux philosophe allemand, qui avait un Bouddha d’or dans sa chambre à coucher, dit sagement un jour : « La poursuite du bonheur est une chimère en ce monde, le pire des mondes possibles. Il est absurde d’y donner le bonheur comme objet d’action. Les hommes étant nécessairement malheureux, la seule loi morale est de compatir et, s’il est possible, de venir en aide à leurs maux. Le vrai principe est dans la pitié. »

Je ne sais si, comme le prétend Schopenhauer, ce monde est le pire des mondes possibles et, c’est le flatter, je crois, que de lui accorder quelque excellence, fût-ce celle du mal. Ce que nous pouvons imaginer des autres mondes est peu de chose, et l’astronomie physique ne nous renseigne pas bien exactement sur les conditions de la vie à la surface des planètes même les plus voisines de la nôtre. Nous savons seulement que Vénus et Mars ressemblent beaucoup à la Terre. Cette seule ressemblance nous permet de croire que le mal y règne comme ici et que la Terre n’est qu’une des provinces de son vaste empire. Nous n’avons aucune raison de supposer que