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LA VIE LITTÉRAIRE

vons rien savoir, que tout nous trompe et que la nature se joue cruellement de notre ignorance et de notre imbécillité.

Du moins nous pouvons conclure avec le philosophe : « La seule loi morale est de compatir. Le vrai principe est dans la pitié. » C’est à cette conclusion que s’arrête le poète de l’Illlusion. Au terme de son œuvre à la fois brillante et grave, il rejette comme une vanité la beauté des vers et comme un charme décevant la splendeur des formes dont il fut séduit. Il met de côté le manteau vénitien dont je vous le montrais tout à l’heure paré. Il conçoit dans un poème suprême la mort du désir, le renoncement et la pitié. « Sois pur, nous dit-il, le reste est vain. »

Que ta religion soit la pitié sans bornes !
Allège le fardeau de tous ces malheureux !…
Meurs à toi-même, afin de vivre sans limites :
Ton âme pour grandir doit traverser la mort.

Oui, ta vie est sublime, est harmonique et pleine,
De cette heure où ton être étroitement confond
Sa destinée avec la destinée humaine
Et rentre, goutte d’eau, dans l’Océan profond.

Les moralistes de profession fondent généralement leur éthique sur la connaissance de l’homme, de ses origines et de ses fins. Il y a dans leur fait une bonne dose de candeur, à moins qu’il ne s’y trouve un grain d’hypocrisie. Que j’aime mieux cette morale bouddhiste, cette petite fleur de l’abîme, le sentiment de la pitié germant dans le néant de tous !

20 mars 1893.