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LA VIE LITTÉRAIRE

28 avril 1891, Anatole France adressa aussitôt à Jules Huret la lettre ci-après :

À MONSIEUR J. HURET, RÉDACTEUR DE L’ÉCHO DE PARIS

Paris, le 29 avril 1891.

Monsieur,

Vous avez publié, dans l’Écho de Paris du 28 de ce mois, un interview dans lequel M. Leconte de Lisle me traite avec une animosité si vive, que je serais tenté d’y découvrir les vestiges d’une vieille amitié. Je n’aurais pas pris garde à ces violences d’un poète épique, si la tournure n’en était singulièrement équivoque et, par endroits tout à fait inintelligible à la plupart des lecteurs. En effet, M. Leconte de Lisle se plaint de ce que je l’ai « odieusement offensé », exprimant par là que mes articles sur quelques-uns de ses ouvrages n’ont point répondu à l’idée qu’il s’était formée lui-même de son mérite. Et ces termes « d’odieuse offense » lui semblent à peine suffisants pour exprimer le tort que j’eus de ne pas l’admirer assez, tout en l’admirant beaucoup. Les hommes de lettres ont dû comprendre ce langage et deviner tout de suite pourquoi le poète me voulait tant de mal. Mais le public, étranger à nos mœurs littéraires a pu croire raisonnablement qu’on me reprochait des torts d’un tout autre ordre, plus graves à ses yeux, et que, certes, je n’eus jamais.

Dans son zèle à combattre ceux qui, aimant la poésie ne l’aiment point toute en lui, M. Leconte de Lisle a déclaré « qu’il estime peu mon caractère ». C’est assurément du caractère de ma littérature qu’il veut parler. Car il est hors d’état de rien blâmer dans ma vie privée et je lui défends bien de le faire.

Si, hors mes articles, il croit avoir à se plaindre de moi, qu’il le dise et parle avec franchise et clarté. Je saurai lui répondre. En attendant, respectueux et désarmé devant un homme de son âge et de son talent, je n’accepte qu’avec regret l’obligation où il m’a mis de relever publiquement la légèreté pitoyable de ses propos.

Veuillez agréer, Monsieur le rédacteur, etc…

ANATOLE FRANCE