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« LOHENGRIN » À PARIS

qu’il embrassait, se croisa les bras et, hochant la tête :

— Je lis tous les jours mon journal, monsieur. Et je vous promets qu’il est bien écrit. Le feuilleton, la politique, les crimes, tout cela m’entre à la fois dans la tête et me donne des idées… Oh ! des idées !… Vous, monsieur, quand vous en avez, des idées, vous les couchez sur le papier ou vous les contez, le soir, à de beaux messieurs et à de belles dames. Cela vous soulage. Mais moi, un ouvrier, un apprenti, qu’est-ce que vous voulez que je fasse de mes idées ? D’abord, quand je les cherche je ne les trouve plus. C’est des idées fortes qu’il est impossible de dire tranquillement. Il faut les crier. Voilà !

— Et ne pourriez-vous pas me dire un peu, monsieur Paulin, quelles idées vous aviez rue Boudreau pendant ces trois nuits ?

— Je vais vous expliquer. C’étaient des idées sociales. Certainement je n’aime pas les Prussiens. Mais ce n’est pas eux qui m’occupaient le plus. Ils sont loin. Je ne connais pas Wagner ; on dit même qu’il est mort. Je ne sais pas si c’est vrai ; toutefois, le bruit en court. Mais je vais vous dire ce qu’il y avait de bon dans la première soirée, car les autres ont été manquées. Ce qu’il y avait de bon, c’est que nous faisions peur aux belles dames qui descendaient de voiture. Elles tendaient le cou hors de la portière, encapuchonnées de blanc, comme des perruches effrayées qui n’osent sortir de leurs cages, et quand, embarrassées dans leurs jupes, elles traversaient le trottoir, entre leurs messieurs et leurs larbins en pâlissant. Et c’est nous qui les faisions pâlir, nous qu’elles regardent avec dégoût et qu’elles traitent comme des chiens.