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LA VIE LITTÉRAIRE

« Quelle joie ! Il y avait dans la file une vieille à qui je criai : Prussienne ! en jetant de la boue sur son coupé. Elle était épouvantée, elle n’eut pas le courage de descendre de voiture. C’est moi qui l’ai empêchée de prendre la place qu’elle avait payée. Qu’elle me méprise encore, après cela ! Je ne suis pas méchant, monsieur ; j’ai même de l’éducation, et mon patron, qui me connaît, m’envoie sans crainte travailler chez les bourgeois. Je ne ferais pas de mal à une mouche. Mais il y a des moments où je ne peux pas voir une femme bien mise sans avoir envie de mettre le feu partout. C’est que voilà : aujourd’hui on lit, on réfléchit, on est éclairé, on a des idées, et on ne supporte plus ce qu’on supportait autrefois.

— Monsieur Paulin, pensez-vous que tous les manifestants des trois nuits partageassent vos sentiments ?

— Oh ! non, monsieur, ils n’étaient pas assez éclairés. Ils rigolaient, voilà tout. Et après que toutes les belles dames furent entrées, j’ai fait comme eux. Que voulez-vous ? La vie n’est pas gaie. Quand on n’a pas de relations, on ne sait que faire de ses soirées. Il y a des gens à qui il n’arrive jamais rien. Cela les fait hurler d’ennui. Il faut vous dire aussi qu’il se trouvait dans certains groupes des jeunes gens très montés contre les Allemands. Plusieurs voulaient même aller se battre tout de suite, à condition de choisir leurs chefs, pour n’être pas trahis. Ah ! monsieur, comme nous avons crié ! et quel dommage que ce soit fini !

J’étais instruit. Je congédiai M. Paulin avec moins d’égards qu’il n’en méritait peut-être. Car, après tout, c’est un triomphateur : le Lohengrin est tombé