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TAINE ET NAPOLÉON

dire, il veut le leur prouver. Il s’y prend patiemment, lentement, avec des faits, des faits, encore des faits, et toujours des faits.

Il les aime psychiques, physiologiques, naturels. Il les veut menus, petits, dociles. Il les choisit à sa convenance, comme des moellons, pour bâtir son mur, je veux dire sa philosophie. M. Paul Bourget a dit, dans une admirable étude, que M. Taine n’a jamais été et ne sera jamais qu’un philosophe. Cela est parfaitement vrai. Quand il semble occupé d’histoire, il ne s’attache en réalité qu’à construire sur des actions humaines un système philosophique. Sa méthode historique est une méthode expérimentale. Il l’applique à déterminer le plus grand nombre possible de faits.

Dans l’ordre intellectuel, une méthode vaut exactement ce que vaut l’esprit qui l’emploie. M. Taine est une des plus fortes intelligences de ce temps ; aussi obtient-il de sa méthode des résultats considérables. Je ne crois pas lui faire un mauvais compliment en disant qu’il manœuvre les faits comme Napoléon manœuvrait les hommes. Le malheur est que les mêmes faits qui lui obéissent aujourd’hui obéiront demain à ses adversaires intellectuels, s’il s’en trouve d’assez puissants pour les commander. Les faits sont à qui sait les prendre. On a cité l’autre jour ici même une parole de Benjamin Constant qui m’est revenue plusieurs fois à l’esprit pendant que je lisais les articles si bien documentés de M. Taine. Constant avait entrepris un livre contre les religions ; il voulait démontrer qu’elles sont toutes détestables ; chemin faisant, il changea d’idée et reconnut qu’au contraire elles sont toutes bonnes, du moins en quelque chose. « J’avais réuni, dit-il, trois ou quatre