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LA VIE LITTÉRAIRE

sentiment de crainte très prononcé lui succéda… C’était plus ou moins qu’un homme… etc. » Un portrait que néglige M. Taine nous montre Bonaparte plus jeune de deux ans. Il est également tracé par une femme et a quelque chance d’être plus ressemblant. Du moins il est plus naturel. « C’était bien l’être le plus maigre et le plus singulier que de ma vie j’eusse rencontré. Suivant la mode du temps, il portait des oreilles de chien immenses et qui descendaient jusque sur les épaules. Le regard singulier et souvent un peu sombre des Italiens ne va point avec cette prodigalité de chevelure… Il avait l’air si minable que j’eus peine à croire d’abord que cet homme fût un général. Mais je crus sur-le-champ que c’était un homme d’esprit, ou du moins fort singulier. Je me rappelle que je trouvai que son regard ressemblait à celui de J.-J. Rousseau, que je connaissais par l’excellent portrait de Latour… En revoyant ce général, au nom singulier, pour la troisième ou quatrième fois, je lui pardonnai ses oreilles de chien exagérées ; je pensai à un provincial qui outre les modes et qui, malgré ce ridicule, peut avoir du mérite. Le jeune Bonaparte avait un très beau regard et qui s’animait en parlant. S’il n’eût été maigre jusqu’au point d’avoir l’air maladif et de faire de la peine, on eût remarqué des traits remplis de finesse. Sa bouche surtout avait un contour plein de grâce. » (Cité par Stendhal dans sa Vie de Napoléon, fragments, édit. C. Lévy, 1882, in- 12, pp. 73-74.) L’impression qui se dégage de ce portrait est favorable. Celle que produit le portrait un peu métaphysique de madame de Staël est une impression d’antipathie. M. Taine n’a pas hésité dans son choix. C’est ce que j’appelle l’art de se procurer des moellons