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TAINE ET NAPOLÉON

ratrice ; celle-ci, un peu troublée de cette visite inattendue, cherchait à lui dérober la vue de ses préparatifs. « Que fait-on donc ici ? dit l’empereur ; je sens une singulière odeur, comme de friture. » Puis, passant derrière l’impératrice, il découvre le réchaud, la casserole d’argent dans laquelle le beurre commençait à fondre, le saladier et les œufs. « Quoi, dit-il, vous faites une omelette ? Bah ! vous n’y entendez rien ; je veux vous montrer comment on s’y prend. » D se fait apporter un tablier de cuisine et se met à l’œuvre avec l’impératrice, qui lui servait d’aide. L’omelette faite, restait le plus difficile, c’était de la retourner ; mais Napoléon s’était donné plus de talent qu’il n’en avait, car, quand il s’agit de faire sauter l’omelette, il fit comme le grand Condé, qui, au rapport de Gourville, voulant faire une omelette dans une auberge où il s’était arrêté, au lieu de la retourner dans la poêle, la jeta dans le feu. Napoléon cependant fit mieux, il ne la jeta que par terre. Obligé d’avouer son inexpérience, il remit à l’impératrice les insignes du métier, et la laissa recommencer sa cuisine. » (Napoléon et Marie-Louise, souvenirs historiques, par le baron Méneval, 1845, in-8o, t. Ier, pp, 360-361.) L’empereur s’était détendu de sa royauté en ceignant le tablier de cuisine.

Je m’arrête de peur de prolonger une gageure au-delà du terme convenable. Qu’on me permette seulement d’opposer un portrait à un autre. M. Taine note dans la première partie de son étude l’impression que produisit le général Bonaparte sur madame de Staël, quand elle le vit pour la première fois. C’était après le traité de Campo-Formio. « Lorsque je fus un peu remise du trouble de l’admiration, dit-elle, un