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TAINE ET NAPOLÉON

même les traits du modèle. Cette ressemblance, que de moins habiles nous ont conservée, Pagnest n’a pu la saisir. Il a commis des fautes manifestes ; le visage est sensiblement trop long. Je ne parle pas du regard : il est sans flamme et sans lumière. Cette fois, enfin, Pagnast s’est trompé. Ce serait à M. Paul Mantz, et non à moi, de déterminer les diverses raisons d’une telle erreur. Mais il en est une qu’on découvre tout d’abord et qui paraîtra sans doute suffisante : Pagnest ne connaissait pas Napoléon.

Or, M. Taine est, comme Pagnest, un bon peintre. C’est, de plus, un peintre philosophe. Il nous a donné de Tite-Live et de Shakespeare, de La Fontaine et de Stuart Mill, des portraits savants et solides. Et, comme Pagnest, M. Taine a fait de Napoléon un portrait qui ne ressemble pas. M. Taine s’est trompé. Je ne dis point que ce soit tout à fait pour la même cause. Je ne dis point que M. Taine ne connaissait pas Napoléon, mais je crois qu’il ne le connaissait pas depuis assez longtemps et qu’il a été étonné. J’imagine qu’il l’a découvert tout d’un coup, au détour de son chemin laborieux, et qu’il en a crié d’effroi, comme un berger heurtant par mégarde l’orteil de Polyphème. Nous avons de ces effarements, nous autres bibliothécaires et archivistes, quand des images de guerre, quand des figures irritées jaillissent à nos yeux des dossiers jaunis et des bouquins poudreux. Nous sommes paisibles et prompts à nous étonner. Notre cabinet de travail s’emplit de visions fantastiques, ainsi que le laboratoire du docteur Faust. Et, si nous n’y prenons garde, tous les diables et toutes les sorcières du sabbat s’échappent de nos grimoires dès que nous les ouvrons. C’est que, voyez--