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TAINE ET NAPOLÉON

Napoléon, tel que le voit M. Taine, est un malade et un fou. Ce singulier chapitre d’un livre qui reste, après tout, un des livres les plus considérables de ce temps, devrait s’appeler : les petits secrets du monstre. Je dis que ce Napoléon n’est pas vrai, parce qu’il n’est pas possible. Quelque jugement qu’on porte sur l’œuvre de Napoléon, qu’on l’estime bonne ou mauvaise, il faut reconnaître qu’elle est immense. Je mets de côté toute politique. Je m’en tiens à l’histoire et à la philosophie. Napoléon fut un grand pasteur d’hommes. Or, les monstres ne sont jamais de ces pasteurs-là. Les Néron et les Héliogabale ne fondent point les empires et ne conduisent pas les peuples. Ceux que les nations suivent, ce sont les César, les Cromwell, les Louis XI, les Henri IV, les Richelieu, ce sont les grands politiques. deux-là peuvent se montrer inflexibles et durs. Ils peuvent faire du mal ; on n’agit qu’à ce risque. Mais ils ne sont pas des monstres. Ils sont des hommes. Que de choses il faut avoir en commun avec le peuple pour le conduire !

Il faut épouser son orgueil et ses amours, ses espérances et jusqu’à certaines de ses faiblesses. Un homme, si intelligent et si actif qu’il soit, ne fait de grandes choses avec une grande nation que s’il l’aime et s’il sent son cœur battre à l’unisson du sien. Soyez sûr que Napoléon partageait plus d’un sentiment et plus d’un rêve avec le dernier de ses grenadiers.

Les contemporains ont vu en lui le jeune consul, le petit caporal et le vieil empereur. M. Taine n’a vu qu’un épileptique poltron. Il fallait au moins rendre compte de l’illusion d’un peuple.

Il fallait reproduire l’image qu’avait imprimée