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la vie littéraire

Decamps, ni des Dupré, ni des Corot, je veux qu’on éreinte leurs tableaux et qu’on vante les toiles des inconnus que je lancerai et que je vendrai. Je m’adresse aux consommateurs. Est-ce compris ? » C’était si bien compris que Sardou ne donna point d’autre article aux Arts universels. Il collabora à la Biographie générale de Firmin Didot, et il écrivit des drames, car il était possédé du démon du théâtre.

Ayant terminé la Taverne des Étudiants, il la porta à l’Odéon, dont Gustave Vaëz et Alphonse Royer étaient directeurs. En le voyant entrer avec un manuscrit, le portier Constant s’écria : « Ah ! ah ! encore une ! C’est la cinquantième de la journée. » Pourtant la Taverne fut lue et reçue.

Elle fut jouée le 1er avril 1854, mais sous les plus mauvais auspices ; le bruit s’était répandu dans les brasseries du quartier Latin que la pièce de ce débutant, protégé de l’administration, était une attaque commandée par le gouvernement contre la jeunesse des Écoles. Le poète Philoxène Boyer prêtait à ces fâcheuses niaiseries le secours de son éloquence. Les étudiants étaient résolus à siffler, ils sifflèrent ; ce fut une tempête affreuse. Le lendemain, la pièce ne se releva pas. Pendant une scène d’amour entre je ne sais quel acteur et la jolie mademoiselle Bérengère, le gaz s’éteignit subitement. Aussitôt des cris s’élevèrent du parterre : « C’est immoral ! Vous insultez la jeunesse. Embrassera, n’embrassera pas ! » C’est ainsi que des circonstances fortuites, qu’il est impossible de prévoir, entraînent la chute d’une œuvre dramatique. Ces chances sont communes aux dramaturges et aux grands capitaines. Au théâtre comme à la guerre, le talent ne suffit pas ; il faut encore avoir pour soi la fortune.