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LES DÉBUTS DE VICTORIEN SARDOU

La Taverne des Étudiants n’eut que cinq représentations. Sardou, déchu de ses espérances, n’avait d’autres ressources pour vivre que la Biographie Didot. L’article Jérôme Cardan, qu’il porta au docteur Hœfer, lui avait coûté sept mois de recherches ; il fut payé trente-deux francs ! En ce temps-là Fechter, le beau Fechter, las de ses charmes, demandait à tout venant un rôle qui lui permît d’être laid et difforme. Il avait fait part à Paul Féval de ce désir d’être affreux. Or, Sardou étant d’aventure allé voir Féval, celui-ci lui dit : « Puisque Fechter veut être gibbeux, il y avait dans la rue Quincampoix, au temps de Law, un petit bossu qui louait sa bosse aux Mississipiens et qui fit fortune. Songez donc à ce personnage-là. » Sardou n’était ni en situation, ni de caractère à négliger un semblable conseil. Il fit le Bossu et le porta à Féval ; mais Fechter avait changé d’idée ; il ne voulait plus être bossu. Féval tira un roman pour le Siècle du drame de Sardou, que Méhngue, après Fechter, refusa de jouer. En attendant, Sardou, pour vivre, donnait des leçons au fils d’un marchand de vin de Charenton, et il écrivait pour Déjazet un Candide en cinq actes. Il a raconté lui-même sa visite à la comédienne, déjà vieille et encore charmante. La page est exquise, on me saura gré d’en citer quelques lignes.

C’était bien chanceux, mais je jouais mon va-tout !

Depuis quatre ans que la Taverne était tombée, j’avais frappé inutilement à tant de portes ! J’étais excédé de démarches inutiles, d’espoirs trahis, et enfin, à bout de patience, je pris donc la lettre que l’on m’offrait pour Déjazet, et je partis pour Seine-Port !

Que de réflexions ne fis-je pas le long de la route ! L’étrange démarche, après tout ! Et que je m’abusais peu sur le succès de mon entreprise ! Ce chemin-là, com-