Page:Anatole France - Le Crime de Sylvestre Bonnard, 1896.djvu/119

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— Qu’en dites-vous ? s’écria-t-elle d’une voix argentine, en se campant dans sa petite taille royale d’une façon tout à fait cavalière et en fouettant comme un hippogriffe le dos de la Cosmographie de Munster.

— Je ne sais, lui répondis-je, en me frottant les yeux.

Cette réponse, empreinte d’un scepticisme profondément scientifique, fit sur mon interlocutrice le plus déplorable effet.

— Monsieur Sylvestre Bonnard, me dit-elle, vous n’êtes qu’un cuistre. Je m’en étais toujours doutée. Le plus petit des marmots qui vont par les chemins avec un pan de chemise à la fente de leur culotte me connaît mieux que tous les gens à lunettes de vos Instituts et de vos Académies. Savoir n’est rien, imaginer est tout. Rien n’existe que ce qu’on imagine. Je suis imaginaire. C’est exister cela, je pense ! On me rêve et je parais ! Tout n’est que rêve, et, puisque personne ne rêve de vous, Sylvestre Bonnard, c’est vous qui n’existez pas. Je charme le monde ; je suis partout, sur un rayon de lune, dans le frisson d’une source cachée, dans le feuillage mouvant qui chante, dans les blanches vapeurs qui montent,