Page:Anatole France - Le Crime de Sylvestre Bonnard, 1896.djvu/120

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chaque matin, du creux des prairies, au milieu des bruyères roses, partout !… On me voit, on m’aime. On soupire, on frissonne sur la trace légère de mes pas qui font chanter les feuilles mortes. Je fais sourire les petits enfants, je donne de l’esprit aux plus épaisses nourrices. Penchée sur les berceaux, je lutine, je console et j’endors, et vous doutez que j’existe ! Sylvestre Bonnard, votre chaude douillette recouvre le cuir d’un âne.

Elle se tut ; l’indignation gonflait ses fines narines et, tandis que j’admirais, malgré mon dépit, la colère héroïque de cette petite personne, elle promena ma plume dans l’encrier, comme un aviron dans un lac, et me la jeta au nez le bec en avant.

Je me frottai le visage que je sentis tout mouillé d’encre. Elle avait disparu. Ma lampe s’était éteinte ; un rayon de lune traversait la vitre et descendait sur la Cosmographie de Munster. Un vent frais, qui s’était élevé sans que je m’en aperçusse, faisait voler plumes, papiers et pains à cacheter. Ma table était toute tachée d’encre. J’avais laissé ma fenêtre entr’ouverte pendant l’orage. Quelle imprudence !