Page:Anatole France - Le Crime de Sylvestre Bonnard, 1896.djvu/134

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

qu’enfin nous n’avons aimé, nous n’avons embrassé que des ombres. Mais il en est de si douces ! Si jamais créature glissa comme une ombre dans la vie d’un homme, c’est bien la jeune fille que j’aimais quand (chose incroyable à cette heure), j’étais moi-même un jeune homme. Et pourtant le souvenir de cette ombre est encore aujourd’hui une des meilleures réalités de ma vie.

Un sarcophage chrétien des catacombes de Rome porte une formule d’imprécation dont j’ai appris avec le temps à comprendre le sens terrible. Il y est dit : « Si quelque impie viole cette sépulture, qu’il meure le dernier des siens ! » En ma qualité d’archéologue, j’ai ouvert des tombeaux, remué des cendres, pour recueillir les lambeaux d’étoffes, les ornements de métal et les diverses gemmes qui étaient mêlés à ces cendres. Mais je l’ai fait par une curiosité de savant, de laquelle la vénération et la piété n’étaient point absentes. Puisse la malédiction gravée par un des premiers disciples des apôtres sur la tombe d’un martyr ne jamais m’atteindre ! Je ne dois pas craindre de survivre aux miens tant qu’il y aura des hommes sur la terre, car il en est toujours qu’on peut aimer.