Page:Anatole France - Le Crime de Sylvestre Bonnard, 1896.djvu/135

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Mais la puissance d’aimer s’affaiblit et se perd avec l’âge comme toutes les autres énergies de l’homme. L’exemple le prouve et c’est là ce qui m’effraie. Suis-je certain de n’avoir pas moi-même éprouvé déjà ce grand dommage ? Je l’aurais assurément éprouvé sans une heureuse rencontre qui m’a rajeuni. Les poètes parlent de la fontaine de Jouvence : elle existe, elle jaillit de dessous terre à chacun de nos pas. Et l’on passe sans y boire !

La jeune fille que j’aimais, mariée selon son cœur à un rival, entra en cheveux blancs dans l’éternel repos. J’ai retrouvé sa fille, de sorte que ma vie, qui n’avait plus d’utilité, a repris un sens et une raison d’être.

Aujourd’hui, je prends le soleil, comme on dit en Provence ; je le prends sur la terrasse du Luxembourg, au pied de la statue de Marguerite de Navarre. C’est un soleil de printemps, capiteux comme un vin jeune. Je suis assis et je songe. Mes pensées s’échappent de ma tête comme la mousse d’une bouteille de bière. Elles sont légères et leur pétillement m’amuse. Je rêve ; cela est bien permis, je pense, à un bonhomme qui publia trente volumes de textes anciens et collabora pendant vingt-six ans au « Journal des savants ». J’ai