Page:Anatole France - Le Crime de Sylvestre Bonnard, 1896.djvu/163

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doigts ; une ombre lui descendait des paupières sur les joues et baignait ses yeux mi-clos d’une ombre charmante. Parfois elle levait la tête et je voyais sa bouche entr’ouverte. Il y avait tant d’expression dans sa beauté qu’elle ne pouvait respirer sans avoir l’air de soupirer et ses attitudes les plus ordinaires me plongeaient dans une rêverie profonde. En la contemplant, je convenais avec M. de Lessay que Jupiter avait régné despotiquement sur les régions montueuses de la Thessalie et qu’Orphée fut imprudent en confiant au clergé l’enseignement de la philosophie. Je ne sais pas encore aujourd’hui si j’étais un lâche ou un héros quand j’accordais cela à l’entêté vieillard.

Mademoiselle de Lessay, je dois le dire, ne me prêtait pas grande attention. Mais cette indifférence me semblait si juste et si naturelle que je ne songeais pas à m’en plaindre ; j’en souffrais, mais c’était sans le savoir. J’espérais : nous n’en étions encore qu’au premier empire d’Assyrie.

M. de Lessay venait chaque soir prendre le café avec mon père. Je ne sais comment ils s’étaient liés, car il est rare de rencontrer deux natures aussi complètement différentes. Mon père admi-