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Page:Anatole France - Le Crime de Sylvestre Bonnard, 1896.djvu/308

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Ce jeune homme a changé du tout au tout ses façons d’être avec Jeanne. Il est maintenant aussi grave qu’il était léger, aussi taciturne qu’il était bavard. Jeanne suit cet exemple. Nous sommes dans la phase de la passion contenue. Car, tout vieux que je suis, je ne m’y trompe pas : ces deux enfants s’aiment avec force et durée. Jeanne l’évite maintenant ; elle se cache dans sa chambre quand il entre dans la bibliothèque. Mais qu’elle le retrouve bien quand elle est seule ! seule, elle lui parle chaque soir dans la musique qu’elle joue sur le piano avec un accent rapide et vibrant qui est l’expression nouvelle de son âme nouvelle.

Eh ! bien, pourquoi ne pas le dire ? pourquoi ne pas avouer ma faiblesse ? Mon égoïsme, si je me le cachais à moi-même, en deviendrait-il moins blâmable ? Je le dirai donc : Oui, j’attendais autre chose ; oui, je comptais la garder pour moi seul, comme mon enfant, comme ma fille, non toujours, non pas même longtemps, mais quelques années encore. Je suis si vieux ! Ne pourrait-elle attendre ? Et, qui sait ? la goutte aidant, je n’aurais peut-être pas trop abusé de sa patience. C’était mon désir, c’était mon espoir.