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25 octobre 1859.

Ma résolution étant prise et mes arrangements faits, il ne me restait plus qu’à avertir ma gouvernante. J’avoue que j’hésitai longtemps à lui annoncer mon départ. Je craignais ses remontrances, ses railleries, ses objurgations, ses larmes. « C’est une brave fille, me disais-je ; elle m’est attachée ; elle voudra me retenir, et Dieu sait que quand elle veut quelque chose, les paroles, les gestes et les cris lui coûtent peu. En cette circonstance, elle appellera à son aide la concierge, le frotteur, la cardeuse de matelas et les sept fils du fruitier ; ils se mettront tous à genoux, en rond, à mes pieds ; ils pleureront, et ils seront si laids que je leur céderai pour ne plus les voir. »

Telles étaient les affreuses images, les songes de malade que la peur assemblait dans mon imagination. Oui, la peur, la peur féconde, comme dit le poète, enfantait ces monstres dans mon cerveau. Car, je le confesse en ces pages intimes : j’ai peur de ma gouvernante. Je sais qu’elle sait que je suis faible, et cela m’ôte tout courage dans