Page:Anatole France - Le Génie latin.djvu/132

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il confia ses chagrins à son ami Rohault dans les termes que voici :


« Avec toutes les précautions dont un homme peut être capable, je n’ai pas laissé de tomber dans le désordre, où tous ceux qui se marient sans réflexion ont accoutumé de tomber… Oui, mon cher monsieur Rohault, je suis le plus malheureux de tous les hommes… et je n’ai que ce que je mérite. Je n’ai pas pensé que j’étais trop austère pour une société domestique. J’ai cru que ma femme devoit assujettir ses manières à sa vertu et à mes intentions ; et je sens bien que dans la situation où elle est elle eût encore été plus malheureuse que je ne le suis si elle l’avoit fait. Elle a de l’enjouement, de l’esprit ; elle est sensible au plaisir de le faire valoir ; tout cela m’ombrage malgré moi. J’y trouve à redire, je m’en plains. Cette femme, cent fois plus raisonnable que je ne le suis, veut jouir agréablement de la vie ; elle va son chemin ; et, assurée par son innocence, elle dédaigne de s’assujettir aux précautions que je lui demande. Je prends cette négligence pour du mépris ; je voudrois des marques d’amitié, pour croire que l’on en a pour moi ; et que l’on eût plus de justesse dans sa conduite pour que j’eusse l’esprit tranquille. Mais ma femme, toujours égale et libre dans la sienne, qui serait exempte de tout soupçon pour tout autre homme moins inquiet que je ne le suis, me laisse impitoyablement dans mes peines ; et occupée seulement du désir de plaire en général, comme toutes les femmes, sans avoir de dessein particulier, elle rit de ma faiblesse… »