Page:Anatole France - Le Génie latin.djvu/177

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l’abbé Le Sage avec le sieur Montménil, son frère ; il avoit même une partie de ses talens et de ses dons les plus aimables ; personne ne lisoit des vers avec plus d’agrément ; il possédoit l’art si rare de ces tons variés, de ces courts repos qui, sans être une déclamation, impriment aux auditeurs le sentiment et les beautés qui caractérisent un ouvrage.

« Je regrettois et j’avois connu le sieur Montménil ; je me pris d’estime et d’amitié pour son frère ; et la feue reine, sur le compte que j’eus l’honneur de lui rendre de sa position et de son peu de fortune, lui fit accorder une pension sur un bénéfice.

« On m’avoit averti de n’aller voir M. Le Sage que vers le milieu du jour ; et ce vieillard me donna l’occasion d’observer, pour la seconde fois, l’effet que l’état actuel de l’atmosphère peut faire sur nos organes dans les tristes jours de la caducité.

« M. Le Sage s’éveillant le matin, dès que le soleil paraissoit élevé de quelques degrés sur l’horizon, s’animoit et prenoit du sentiment et de la force à mesure que cet astre approchoit du méridien ; mais, lorsqu’il commençoit à pencher vers son déclin, la sensibilité du vieillard, la lumière de son esprit et l’activité de ses sens diminuoient en proportion ; et, dès que le soleil paraissoit plongé de quelques degrés sous l’horizon, M. Le Sage tomboit dans une sorte de léthargie dont on n’essayoit pas même de le tirer.

« J’eus l’attention de ne l’aller voir que dans les temps de la journée où son intelligence étoit le plus lucide, et c’étoit à l’heure qui succédoit à son dîner ; je ne pouvois voir sans attendrissement ce vieillard estimable qui conservoit sa gaieté, l’urbanité de ses beaux ans, quelquefois même l’imagination de l’auteur du Diable boiteux et de Turcaret ; mais un jour, étant arrivé plus tard qu’à l’ordinaire, je vis avec douleur que sa conversation commençoit à ressembler à la dernière homélie de l’archevêque de Grenade, et je me retirai.

« M. Le Sage étoit devenu très sourd ; je le trouvois toujours assis près d’une table où reposoit un grand cornet ; saisi quelquefois par la main avec vivacité, il demeuroit im-