Page:Anatole France - Le Génie latin.djvu/227

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rien, discourant de la Providence, de la vertu, de la nature. Puis ils se taisaient pour mieux voir le soleil se coucher dans les nuages.

Mais du fond de sa solitude Saint-Pierre accablait M. Hennin de sollicitations. 11 voulait être indemnisé et il disait de quelle façon il entendait l’être, puis il refusait avec orgueil ce qu’il avait demandé avec im-portunité. Ces refus n’étaient que pour la forme et cédaient aux prières. Car cet homme terrible obtenait qu’on le priât d’accepter l’argent du roi. Quand M. Hennin, accablé d’affaires, les yeux brouilles et aux trois quarts perdus, restait quelques jours sans lui répondre, Saint-Pierre se lamentait, accusait son protecteur, l’accablait de reproches mêlés à des pardons et à des adieux plus intolérables que les reproches. Tout autre que l’affectueux et sage M. Hennin eût perdu patience. M. Hennin lui écrivit un jour : « Vous êtes bon, simple, modeste, mais il y a des moments où vous semblez avoir pris pour modèle votre ami Jean-Jacques, le plus vain des hommes. »

Saint-Pierre ne voyait autour de lui que noirceurs et trahisons. A l’en croire, le baron de Breteuil, qui l’avait obligé, le persécutait maintenant. C’avait été un père, c’était un ennemi. La mode était d’être malheureux. On croyait, d’après Rousseau, que la vertu et le malheur sont inséparables. Delisle de Salles, se figurant Orphée à peu près comme un Tur-got lointain, disait : « Orphée avait des vertus : il fut persécuté. » Saint-Pierre disait de lui-même : « Je passe mes jours loin des hommes que j’ai voulu servir et qui m’ont persécuté. »