Page:Anatole France - Le Génie latin.djvu/281

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être ne le saura-t-on jamais. Pendant ce temps, Chênedollé, impatient, désolé, errait entre Vire et Paris. Mme de Beaumont l’appelait l’Ours des ours. Quand il s’approchait d’une fenêtre, ses amis disaient : « Il va s’y jeter. » Enfin il courut à Rennes, où elle était. Ainsi poursuivie, elle se plaignit à son frère, avec une dureté qui surprend, de ce qu’elle nommait les impertinences de M. de Chênedollé. C’était une feinte, car elle sourit de le revoir. Elle craignait qu’il n’eût été détaché d’elle. Mais, cette fois, elle ne laissa point d’équivoque ; elle se reprit tout entière. C’était la nuit. Comme elle l’avait reconduit sur le palier, elle se pencha, une lampe à la main, sur la rampe de l’escalier, et le regarda partir avec une expression inoubliable de douleur, de regret et d’effroi. Lui, s’en allant, navré, dans la rue toute noire, sous une lourde pluie, eut le pressentiment qu’il ne la reverrait plus.

Lucile écrivit, le 4 octobre, à son frère, alors secrétaire de la légation française à Rome :

« L’amitié que j’ai pour toi est bien naturelle ; dès notre enfance tu as été mon défenseur et mon ami ; jamais tu ne m’as coûté une larme, et jamais tu n’as fait un ami qui ne soit devenu le mien… »

Une douleur vint encore la surprendre à Rennes. Elle y apprit la mort d’une amie. Mme de Beaumont, consumée d’hectisie, avait écrit du Mont-Dore à M. Joubert : « Je tousse moins, mais il me semble que c’est pour mourir sans bruit. » Elle alla s’éteindre à Rome. Ce deuil augmenta l’égarement de Lucile. Elle ne voulait pas croire à la mort de son amie ; son imagination éperdue inventait un enlèvement, une dispa-