Page:Anatole France - Le Génie latin.djvu/320

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Comment conter ce roman comique ? comme il le sentit, avec toutes les illusions d’un halluciné qui vit dans un rêve perpétuel ? Le récit en serait magnifique, mais il faudrait, pour le faire, une imagination d’une trempe singulière. Devrai-je, par contre, m’arrêter à toutes les misères, à toutes les humiliations qu’il n’a pas soupçonnées lui-même ? Ma relation serait bien triste et bien monotone. Et à quoi bon ? Ce trait seul ne suffira-t-il pas ? C’était aux environs de 1864. Glatigny, déjà malade et crachant le sang, écrivait à son ami Jules de Prémaray :

«… Je jouerai le rôle du souffleur ; je ne puis sortir du trou et monter sur la scène que dans les pièces qui ne sont pas en habit noir, parce qu’alors on me fournit le costume ». »

J’arrive vite aux heures de gloire. Notre comédien les eut à Paris, car la gloire est parisienne. Il joua aux Bouffes, dans les Deux Aveugles, le rôle du passant. Ce passant met un sou dans le chapeau d’un aveugle, ne dit rien et passe. On raconte, et je le crois sans peine, qu’un soir Glatigny n’avait pas un centime. En cette conjoncture, il retourna ses goussets et dit : « . Je n’ai rien à vous donner aujourd’hui, mon brave homme. » Cette phrase, qui lui valut une forte amende, fut à peu près tout ce que les spectateurs parisiens lui entendirent réciter de prose. Vers le

1. Cette lettre a été publiée par M. Félix Frank, peu de temps après la mort de Glatigny, dans un article que j’ai sous les yeux et qui a été découpé de telle sorte que le titre et la date du journal ont disparu.